CHAPITRE 3
Avant de prendre la direction de Palm Springs, je laisse à l’intention de Seymour un message que j’enregistre sur le répondeur téléphonique de notre nouvelle résidence, à Pacific Palisades. Seymour et moi restons en contact quasi permanent, c’est une promesse que nous nous sommes faite l’autre jour. Il m’est arrivé par le passé de le quitter au milieu de la nuit sans aucune explication, et j’ai juré de ne jamais recommencer. Sans compter que Kalika, ma fille chérie, est toujours en liberté quelque part, et qu’il est impossible de prévoir à quel moment elle s’en prendra à nous, une fois encore. Seymour et moi, nous faisons en sorte de nous protéger mutuellement, mais je sens que je ne vais plus tarder à revoir Kalika. Une partie de moi pressent qu’elle n’a pas encore retrouvé l’enfant, mais elle n’a pas abandonné ses recherches, je le sais. Je suis bien obligée de me demander si mon intuition en ce qui la concerne a un rapport avec le lien psychique qui rattache une mère à son enfant.
Devant moi, sur la longue route qui mène à Palm Springs, le Dr Seter et James sont à bord d’une vieille Volvo blanche – je suis au volant d’une Porsche flambant neuve, et rouge, évidemment. C’est James qui conduit la Volvo. Roulant sur la voie rapide, je me tiens à une quinzaine de mètres derrière eux. Les deux hommes seraient très étonnés d’apprendre que j’entends tout ce qu’ils se disent – bien qu’ils ne se décident à parler qu’une heure après notre départ, le Dr Seter ayant somnolé pendant un long moment.
James :
— Pourquoi faisons-nous tout ça ?
Le Dr Seter :
— Tu crois que nous devrions nous contenter d’ignorer cette jeune femme ?
James :
— Pas du tout. J’éprouve pour cette fille la même curiosité que toi, et je te rappelle que c’est moi qui ai insisté pour que tu la rencontres. Mais je pense qu’il faudrait effectuer une enquête concernant son passé avant de lui montrer le manuscrit.
Le Dr Seter :
— En quoi pourrait-elle se révéler néfaste ? Elle ne disposera pas du temps nécessaire pour traduire l’intégralité du texte, même si sa connaissance des hiéroglyphes est plus approfondie qu’elle ne le laisse entendre.
Long silence.
— Elle est probablement plus âgée qu’elle n’en a l’air : il faut des années d’études pour déchiffrer des hiéroglyphes comme elle l’a fait.
James :
— Personnellement, je suis sûr qu’elle est plus vieille que son apparence physique ne le laisse croire. Tu as remarqué qu’elle ne nous a pas dit son âge ?
Le Dr Seter :
— Que veux-tu dire ? Qu’elle a acquis une parfaite maîtrise des techniques de Suzama, et qu’elle a réussi à inverser son propre processus de vieillissement ?
James :
— C’est fort possible. Elle connaît plutôt bien le stade supérieur de l’initiation tel que Suzama l’a décrit.
Le Dr Seter :
— D’ailleurs, c’est bien ce qui m’a le plus étonné chez elle. Dans notre groupe, il n’y a que très peu de gens qui soient au courant.
Long silence.
— Elle dit la vérité, il n’y a aucun doute là-dessus. Elle a vraisemblablement en sa possession un autre texte écrit par Suzama.
James :
— Je suis d’accord avec toi, mais reconnais quand même qu’elle est très évasive à ce sujet. Lorsque nous lui montrerons le papyrus, je tiens à ce que nous prenions toutes nos précautions.
Le Dr Seter :
— Naturellement. Tu as appelé les autres ? Ils savent que nous sommes en route ?
James :
— Oui. Tout le monde sera là.
Le Dr Seter :
— Ah bon ? Mais pourquoi ? Nous n’avons pas besoin de tout le monde. Les autres devraient déjà être en route pour San Francisco.
James :
— Je te l’ai déjà dit, cette fille ne m’inspire pas confiance.
Silence.
— Mais il y a aussi une autre raison.
Le Dr Seter :
— Laquelle ?
James :
— Je me demande si cette Alisa est au courant de tout, en ce qui concerne l’enfant.
Le Dr Seter :
— Pure spéculation.
James :
— Je n’en suis pas si sûr. Elle m’a donné l’impression de se soucier tout particulièrement de la sécurité et de la santé de l’enfant.
Silence.
— Peut-être devrais-je formuler ça à l’envers : je me demande si elle est au courant de l’existence de la Mère Noire.
J’en perds presque le contrôle de mon véhicule. Ils sont en train de parler de Kalika !
Ma propre fille ? Suzama l’aurait-elle déjà qualifiée de démoniaque cinq mille ans auparavant ?
Le Dr Seter :
— Je n’ai pas eu cette impression.
James :
— Est-ce que je peux exprimer une idée qui vient de me passer par la tête ?
Le Dr Seter :
— La route est longue, James, et nous avons tout intérêt à passer en revue toutes les hypothèses.
James :
— Et si cette Alisa travaillait pour la Mère Noire ?
Le Dr Seter éclate de rire :
— Elle ne correspond pas vraiment à l’idée que l’on se fait de l’une de ses collaboratrices, tu ne crois pas ?
James :
— Réfléchis : on dirait qu’elle a vingt ans, mais elle semble avoir l’instruction d’une personne qui a passé trente ans de son existence à se cultiver intensément. Et puis, elle a de drôles de manières. Tu as remarqué la façon dont elle regarde son interlocuteur droit dans les yeux, pour dire ensuite des choses auxquelles on a du mal à résister ?
Le Dr Seter part à nouveau d’un grand éclat de rire :
— Non, je n’ai rien remarqué de tout ça ! Je crois plutôt que c’est toi qui as du mal à lui résister…
James :
— Je n’en sais rien. Tout ce que j’espère, c’est qu’en lui permettant de consulter le manuscrit, nous ne soyons pas en train de la mener tout droit à l’enfant.
Le Dr Seter :
— Mais il n’y a rien dans le manuscrit qui indique où se trouve actuellement l’enfant, hormis le fait qu’il est peut-être encore en Californie.
James :
— Nous n’avons rien lu de tel, c’est vrai, mais elle est peut-être en mesure de repérer dans le texte des renseignements qui nous ont échappé.
Long silence.
— Je prie le Ciel que nous ne soyons pas en train de mettre la vie de l’enfant en danger. Si j’en crois les descriptions de la Mère Noire que j’ai lues, je ne souhaite à personne, ami ou ennemi, de tomber entre ses griffes. Je suis convaincu que cette créature maléfique ne vit que pour tuer…
Le Dr Seter :
— Mais tu sais, fiston, nous nous préparons à la rencontrer depuis dix ans.
Silence.
— Et à en croire ne serait-ce que la moitié des informations dont nous disposons, cette rencontre est inévitable.
James :
— Tu penses vraiment que nous sommes ceux à qui incombe la défense de l’enfant ?
Le Dr Seter :
— Si je ne le pensais pas, je ne me serais pas procuré toutes ces armes automatiques…
Soupir.
— En fait, qu’elle travaille ou pas pour la Mère Noire, ce qui m’inquiète le plus, c’est la possibilité qu’Alisa soit un agent du gouvernement.
James :
— Mais alors, pourquoi lui montrer le manuscrit ?
Le Dr Seter :
— Comme je te l’ai déjà dit, cela n’a pas beaucoup d’importance : elle n’aura pas le temps de traduire les passages du texte que nous tenons à lui dissimuler. Et elle ne trouvera rien dans notre centre qui puisse intéresser le gouvernement.
James :
— J’espère que tu as raison.
Temps de réflexion.
— Elle est incroyablement belle, hein ?
Le Dr Seter :
— Oui, je l’avais remarqué.
Personnellement, je trouve que cette conversation privée entre le père et le fils est vraiment instructive.
Le centre auquel le Dr Seter et James ont fait référence est une grande bâtisse imposante, située dans un quartier mêlant résidences et immeubles de bureaux, et de nombreuses voitures sont garées de chaque côté de la rue où nous nous arrêtons enfin. Comme le Dr Seter, je m’étonne que James ait convoqué ici tous les membres de l’association, d’autant qu’une conférence a lieu demain soir à San Francisco. Pourtant, les intuitions de James à mon égard sont d’une justesse qui m’épate : il se demande si je n’ai pas été envoyée auprès d’eux par la Mère Noire. Quelle serait sa réaction s’il savait que je suis précisément la maman de la Mère Noire ? J’aurais le plus grand mal à le convaincre que je suis bien de son côté à lui, et pas du sien…
Mais l’une des choses que j’ai apprises en espionnant James et son père, c’est que la Suzama Society a pour but de protéger l’enfant, et pas, comme je le craignais, de l’éliminer. Évidemment, le fait que le Dr Seter ait mentionné l’achat d’armes automatiques me dérange un peu, mais je dois admettre qu’elles pourraient se révéler très utiles si Kalika débarquait inopportunément – bien que ces armes, entre les mains de vrais fidèles, soient rarement pointées dans la bonne direction au bon moment.
Comment expliquer les excellentes intuitions de James ? Elles sont peut-être dues aux techniques de méditation de Suzama… Quant au processus de vieillissement que j’aurais inversé, cette remarque m’a vraiment intriguée. James serait-il plus âgé qu’il n’en a l’air ? Je me souviens que Suzama disait souvent que la vieillesse est le résultat d’un état de conscience inférieur, tandis que l’immortalité est le produit d’une conscience supérieure.
En sortant de ma voiture, je suis accueillie par James et son père.
— Vous avez fait bon voyage ? me demande le Dr Seter.
— J’ai mis l’autoradio à fond, lui dis-je en regardant les véhicules garés dans la rue. Une conférence est prévue ce soir ?
Le Dr Seter jette un coup d’œil vers James.
— Plusieurs de nos membres sont revenus ici pour récupérer le matériel dont nous aurons besoin pour les prochaines dates de la tournée, m’explique le Dr Seter. Après la conférence de San Francisco, je dois me rendre sur la côte Est.
Indiquant d’un geste la grande maison, il poursuit :
— Je vous en prie, entrez. Désirez-vous prendre un café ?
— Non, je vous remercie, je me sens parfaitement réveillée.
— Vous aviez raison, lance James, qui ferme la marche. Vous êtes définitivement une noctambule.
À l’intérieur de la maison, j’aperçois deux douzaines d’uniformes bleu marine : les filles en tailleur, les garçons en costume, tous jeunes et beaux. Franchement, je ne pige pas pourquoi ils sont tous en uniforme, d’autant que le Dr Seter donne l’impression d’être un responsable plutôt décontracté. C’est peut-être une idée de James – qui ne me fait pourtant pas l’effet d’un fanatique. Sous l’œil scrutateur du groupe, je pénètre dans l’immense bâtisse. À l’intérieur, tout est en ordre, le mobilier est classique, pas le moindre grain de poussière en vue, même dans les coins les plus sombres. Un léger fumet de poulet frit et de brocolis flotte dans l’air. Si Suzama était végétarienne, de toute évidence, ces jeunes gens ne le sont pas.
Détaillant l’un après l’autre tous ces visages innocents, je me demande si ces jeunes gens s’entraînent réellement dans le désert au maniement des armes, à l’abri des regards indiscrets. Le simple fait de posséder une arme automatique est un délit, éventuellement passible de prison. Pour préparer une riposte aussi sérieuse, le Dr Seter doit être profondément convaincu que l’ennemi s’apprête à attaquer. Mais bien sûr, qui suis-je pour porter sur lui un tel jugement ? Lui, au moins, n’a pas nourri l’ennemi avec le sang de quelqu’un d’autre au beau milieu de la nuit, juste pour calmer ses pleurs… Ma fille bien-aimée – elle est devenue si forte, et si rapidement. Elle ne ferait qu’une seule bouchée de moi si nous devions nous battre à nouveau. Et ça, c’est l’expérience qui me l’a cruellement appris.
Le souvenir d’Eric Hawkins, le goûter personnel de Kalika, est toujours prompt à revenir me hanter.
— Mon Dieu, je saigne ! Elle m’a égorgé ! Le sang gicle de ma carotide ! Au secours !
Mais il n’avait aucune aide à attendre de moi, parce que je ne pouvais que me servir de lui, encore et encore.
Une jeune femme, d’à peu près mon âge, s’approche de moi et me tend la main.
— Je m’appelle Lisa, me dit-elle. Vous êtes Alisa ?
— Oui.
— On nous a dit que vous saviez lire couramment les hiéroglyphes égyptiens.
— Les hiéroglyphes et les bandes dessinées, j’adore ça.
Des rires étouffés s’élèvent du groupe.
— D’où êtes-vous originaire, Lisa ?
— Je viens du Dakota, et c’est là que j’ai rencontré le Dr Seter, l’an dernier…
— Lisa s’occupe de la comptabilité de notre association, la coupe le Dr Seter. Je la surnomme la Patronne.
Et tous ont éclaté de rire. Ces jeunes gens adorent le vieil homme, c’est évident.
On me conduit ensuite au sous-sol. Dans le sud de la Californie, rares sont les maisons dotées d’un sous-sol, et celui-là est pour le moins inhabituel. James referme la porte derrière nous, et je remarque que le montant est équipé d’un joint de caoutchouc très épais. Presque immédiatement, je note un changement dans la pression atmosphérique, qui s’explique par l’étanchéité de la porte. Sans doute craignent-ils que le manuscrit ne soit exposé à la poussière et à l’humidité. L’air qui arrive dans le sous-sol est donc soigneusement filtré.
Six des membres de la Suzama Society, incluant le Dr Seter et James, m’ont suivie jusque dans le sous-sol. Un jeune homme répondant au nom de Charles se dirige vers un coffre-fort qui se trouve au fond de la pièce. Au centre, un gros microscope est posé à l’extrémité d’une grande table blanche, éclairée par une rampe lumineuse fixée au plafond. J’aperçois également deux loupes et d’autres instruments optiques posés à côté. Charles entreprend de manipuler le bouton métallique du coffre-fort. Sa position m’empêche de surveiller ses gestes, mais en écoutant attentivement, je suis vite capable de deviner la combinaison permettant l’ouverture du coffre : R48, L32, R16, L17, R12, L10.
La lourde porte blindée s’ouvre enfin, et Charles extrait du coffre-fort le manuscrit, pour l’instant enveloppé dans un papier spécial, et le dépose sur la grande table. Il s’agit d’un document d’une trentaine de centimètres de large, sur soixante de long, et en le voyant, je sens que mon cœur s’emballe. Même à travers l’emballage, je reconnais l’odeur de l’Égypte antique !
Tout de suite, j’identifie les caractères hiératiques.
Des hiéroglyphes minuscules, soigneusement calligraphiés.
Aucun doute : il s’agit bien de l’écriture de Suzama.
Le Dr Seter me fait signe d’approcher, et il soulève précautionneusement le papier qui protège le papyrus.
Tandis que je me penche par-dessus la table, le brave homme est loin de se douter que je suis capable de déchiffrer le texte bien plus rapidement qu’il ne lirait des caractères d’imprimerie courants. Les yeux rivés sur moi, James ne me quitte pas d’une semelle.
Je commence à lire.
Mon nom est Suzama, et la vérité parle par ma bouche. Le passé et le futur sont pour moi identiques, moi dont les visions éclairent le temps. Celui qui lit ces mots doit savoir qu’il ne faut pas douter de ce qui suit, à moins d’être abusé et de s’égarer en chemin. Je suis Suzama, et c’est la vérité qui s’exprime ainsi.
Le seigneur de la création est à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de la création elle-même. Il est comme la sève dans la fleur, comme l’espace dans une pièce vide. Il est toujours présent, mais nul ne le voit jamais. Sa joie brille comme le soleil dans le ciel, il nage comme un poisson dans l’océan. Ni l’esprit ni le cœur ne savent qui il est. Seul le silence intérieur sait le reconnaître.
Il est à la fois mâle et femelle, mais il n’est ni l’un ni l’autre ; Parler de lui comme d’un homme ou d’une femme ne peut être qu’une commodité de langage. Afin de protéger les êtres bons et détruire les mauvais, il naît et renaît sans cesse dans la roue du temps.
Sa naissance la plus récente lui a fait voir le jour dans le pays des frères Pandu, sous le nom de Sri Krishna. Là, il a combattu les démons et il a exaucé les vœux des êtres pieux. Il a vécu 135 années, de 3675 à 3810. On se souviendra de lui comme de la Divine Personnalité.
Sa seconde naissance lui fera voir le jour dans le pays des Vedas, sous le nom de Adi Shankara. Là, il répandra l’enseignement de Brahma, la plus haute des réalités. Il vivra 32 années, de 6111 à 6143. On se souviendra de lui comme du Divin Professeur.
Sa troisième naissance lui fera voir le jour dans le pays d’Abraham, sous le nom de Jésus de Nazareth. Là, il incarnera et enseignera la compassion et l’amour parfait. Il vivra 108 années, de 7608 à 7716. On se souviendra de lui comme du Divin Sauveur.
Le texte s’arrête là, et je lève les yeux vers le Dr Seter.
— Où est le reste ? lui dis-je.
— Pour juger de son authenticité, vous n’avez pas besoin du reste, rétorque-t-il.
— Vous ne répondez pas à ma question, dis-je.
— Le reste se trouve à l’abri, dans le coffre-fort, intervient James, qui se tient tout près de moi.
— Mais nous avons décidé qu’il était préférable de ne pas vous montrer l’intégralité du manuscrit ce soir.
Tout à l’heure, quand je suivais le Dr Seter et James sur la route, leur voiture m’a distancée pendant un court instant. À ce moment-là, leur autoradio fonctionnait et les vitres du véhicule étaient fermées. Malgré mon ouïe de vampire, je n’ai plus été en mesure d’entendre ce que les deux hommes se disaient, et ils ont dû prendre cette décision à ce moment-là. Naturellement, je suis déçue, mais ce que j’ai lu suffit à me convaincre : oui, le manuscrit est authentique. Le papyrus a bien cinq mille ans, même son aspect le prouve. Doucement, je le caresse du bout des doigts, ce qui provoque chez James un sursaut d’horreur.
— Ne faites pas ça ! s’écrie-t-il.
Je retire aussitôt ma main.
— Je sais comment manipuler ce genre d’objet. Rassurez-vous, je ne l’ai pas abîmé.
Me tournant vers le Dr Seter, je réfléchis un instant.
— À mon avis, ce document est authentique.
Le Dr Seter ne peut dissimuler sa surprise.
— Et vous pouvez vous prononcer après l’avoir examiné pendant un laps de temps aussi court ?
— Bien sûr. Cette partie du manuscrit correspond à celle que j’ai en ma possession. D’ailleurs, je retire ce que j’ai dit : les deux sont pratiquement identiques.
Je marque une pause, puis je poursuis :
— Si je pouvais voir le reste, ça nous aiderait beaucoup.
Le Dr Seter est désolé.
— Alisa, en vous montrant ceci, nous venons de vous prouver notre confiance et notre bonne volonté. J’estime qu’avant de voir la suite, il serait juste que vous nous apportiez à votre tour ce que vous avez découvert, ou du moins une partie.
Il me sourit.
— C’est équitable, vous ne trouvez pas ?
— Très équitable. Puis-je disposer d’un jour ou deux avant de remplir ma part du contrat ?
— Mais certainement, dit le Dr Seter. Puisque James ne m’accompagne pas sur la côte Est, vous n’aurez qu’à apporter ce que vous désirez montrer, et il jettera un coup d’œil.
— Parfait, dis-je au Dr Seter. Mais il faut que vous puissiez voir le document, vous aussi.
— Je vous ai pourtant prévenue que j’ai des engagements sur la côte Est auxquels je ne peux me soustraire…
— Ce que je vais vous montrer est de nature à vous faire oublier n’importe quel engagement.
Le Dr Seter est troublé par mon aplomb.
— Tant que je n’ai pas d’autres preuves, je refuse d’annuler les prochaines conférences.
— D’accord. Je suis en mesure de vous fournir la preuve que vous réclamez avant votre départ. Dans quel hôtel descendrez-vous à San Francisco ?
— Au Hilton, près de l’aéroport, répond James. Vous pourrez laisser un message là-bas, et nous vous rappellerons aussi vite que possible.
Je tends la main au Dr Seter.
— Il me tarde de vous revoir.
Le Dr Seter ne s’attendait pas à ce que je prenne congé aussi rapidement.
— Mais vous n’avez fait aucun commentaire sur ce que vous venez de voir !
D’une voix que je m’efforce de rendre aimable, je lance :
— C’est justement de ce que vous ne m’avez pas montré que j’aurais aimé m’entretenir avec vous…
James me prend alors par le bras.
— Je vous raccompagne, Alisa, si vous me le permettez.
Je lui souris.
— Vous m’en voyez ravie.
Une fois dehors, James est un modèle de politesse.
— J’espère que vous comprenez qu’il nous faille être prudents, me dit-il. Nous venons à peine de faire votre connaissance. Certes, nous sommes impressionnés par tout ce que vous savez au sujet du manuscrit de Suzama, mais nous ne pouvons pas brûler les étapes.
— Aucun problème, dis-je en ouvrant la portière de ma voiture. Personnellement, je n’aurais pas fait preuve à votre égard de l’ouverture d’esprit que vous avez témoignée, votre père et vous.
James sourit.
— En fait, Alisa, vous n’avez pas été particulièrement démonstrative.
Il garde le silence un instant, puis il lâche :
— Vous pourriez au moins me dire d’où vient votre manuscrit…
— L’Inde.
Il fronce les sourcils.
— Sérieusement ? De quelle ville, plus précisément ?
— Sri Nagar.
James hoche la tête.
— Je sais où se trouve cette ville. Dans l’Himalaya. Qu’êtes-vous allée faire là-bas ?
— Moi aussi, il m’est arrivé de faire des rêves tout à fait édifiants.
Je le regarde.
— Quel âge avez-vous, James ?
— Vingt-huit ans.
— Vous ne faites pas votre âge. Au fait, pour votre gouverne, sachez que j’en ai vingt-cinq.
— Je vous croyais beaucoup plus jeune, s’étonne-t-il. Pratiquez-vous certaines des techniques enseignées par Suzama ?
Je souris mystérieusement.
— Voilà une question un peu trop indiscrète. Je ne sais pas si j’ai envie d’y répondre.
— Allez, faites un petit effort… insiste-t-il.
— Écoutez, je vais passer un accord avec vous : si vous me racontez à quelles pratiques vous vous livrez, je vous dirai quelles sont les miennes.
Un sourire contrit apparaît sur son visage.
— Vous êtes une jeune femme intelligente, Alisa. Je ne sais pas s’il serait très malin de ma part de partager trop de secrets avec vous.
Avant de remonter dans ma voiture, je place la main sur le torse de James, et je plante mon regard dans le sien. Et pour la première fois, je remarque à quel point ses yeux noirs sont beaux, et son regard, pénétrant. Décidément, ce jeune homme est plus complexe que je ne l’avais d’abord estimé, malgré mon intuition de vampire. Un sentiment très doux m’envahit, et je me sens soudain pleine d’affection pour James, et aussi pour son père. Sous ma main, le cœur de James bat plus vite : il n’a peut-être pas confiance en moi, mais je sais au moins qu’il m’apprécie, et qu’il n’est pas impossible qu’il ait même envie de moi. Bizarrement, moi aussi, j’ai soudain envie de lui. Depuis Ray, je n’ai éprouvé aucun désir physique, pour aucun homme. Avec Joël et Arturo, c’était l’amour qui me liait à eux. Mais voilà que ce James, sorti d’on ne sait où, me trouble profondément. S’il était là, Seymour en serait horriblement jaloux.
— Ce sont les secrets qui nous rendent intéressants aux yeux d’autrui, lui dis-je avant de déposer un baiser furtif sur sa joue.
— Amusez-vous bien à San Francisco, je vous téléphonerai.
Il m’attrape par le bras.
— Alisa, vous n’êtes pas comme les autres, me dit-il d’une voix très douce. Et je vais tout faire pour découvrir ce qui vous différencie des femmes que je connais.
J’éclate de rire.
— Et vous le raconterez au monde entier ?
Il me sourit, mais c’est d’une voix grave qu’il ajoute :
— J’ai l’impression que j’aurais beaucoup de mal à convaincre les gens…